Chapitre 1 – La fracture silencieuse

Cela fait plus de vingt-cinq ans que les rapports s’accumulent.
Plus de vingt-cinq ans que des ministres successifs promettent des « plans nationaux » pour développer les soins palliatifs et que les financements promis fondent avant même d’atteindre le terrain.

Le résultat est là, glaçant :
Aujourd’hui, seuls 20% des patients en fin de vie bénéficient réellement d’un accompagnement palliatif digne.
Quatre personnes sur cinq meurent donc avec un risque de mauvaise prise en charge, qui signifie sans soulagement complet, sans écoute attentive, sans présence humaine soutenue.

Dans certains départements, il faut plus d’une heure de route pour trouver une unité spécialisée.
Dans d’autres, il n’existe même pas d’équipe mobile de soins palliatifs.

Et dans les campagnes, les banlieues oubliées, les déserts médicaux, les familles se débrouillent seules. Elles bricolent comme elles le peuvent. Elles improvisent des soins avec leurs propres moyens, entre fatigue, solitude et culpabilité.

La fracture est là. Immense. Béante.

Elle ne ressemble pas à une catastrophe spectaculaire.
Elle n’éclate pas en une seule journée.
Elle s’installe lentement, comme une nappe de brouillard sur un pays qui oublie ses promesses.

Elle traverse la France comme une balafre invisible :
D’un côté, les centres hospitaliers universitaires, les cliniques privées, les grandes métropoles où quelques soins palliatifs modernes survivent ou se développent péniblement.
De l’autre, des milliers de bourgs, de villes moyennes, de quartiers périphériques où mourir devient un chemin de solitude.

Dans ce contexte d’abandon progressif, une idée nouvelle s’installe :

Pourquoi s’acharner ?
Pourquoi prolonger l’agonie ?
Pourquoi ne pas donner une sortie plus « digne » ?

Et alors, doucement, insidieusement, l’idée du suicide assisté apparaît : douce, élégante, moderne.

Mais cette idée ne surgit pas dans un vide.

Elle s’inscrit dans une réalité sociale où l’alternative a été affaiblie :

  • Moins de moyens pour accompagner.
  • Moins de médecins pour soigner.
  • Moins de places pour écouter.

Alors, bien sûr, la tentation est grande de proposer une « issue » : rapide, propre, économique.

Un exemple concret :

Dans un département rural, une femme de 87 ans, veuve, dépendante, souhaite finir sa vie à domicile.
Il n’y a pas d’équipe mobile palliative disponible.
Les aides à domicile sont surchargées.
Le seul médecin référent est absent pour longue maladie.

Quand elle exprime ses douleurs, la réponse est froide :

« Vous savez, il existe maintenant des solutions pour partir dignement. »

Elle ne voulait pas mourir.
Elle voulait être soulagée.
Elle voulait être entourée.

La fracture silencieuse tue l’espoir.

Et dans cette fissure ouverte, la mort légalisée s’engouffre.
Non pas comme un droit, mais comme un raccourci.
Non pas comme un choix, mais comme une démission collective.

En vérité, le pays est déjà en train de choisir. Non pas en votant une loi. Mais en laissant mourir l’alternative.

Tant que les soins palliatifs resteront un privilège pour quelques-uns, la « mort choisie » sera une tromperie tragique pour les autres.La fracture est là.
Elle est sociale.
Elle est territoriale.
Et si nous ne la réparons pas, elle deviendra définitive.