Chapitre 6 — Le décrochage silencieux

Ce qui se passe sous nos yeux n’est pas un hasard.
Ce n’est pas simplement un enchaînement malheureux de décisions politiques ou de budgets étriqués.
Non.
Ce qui est en train de se dérouler ressemble à une dérive progressive, un décrochage social auquel personne ne s’est opposé.

D’abord, on laisse se dégrader les soins palliatifs, lentement, presque silencieusement.

Année après année, les gouvernements successifs multiplient les plans grandiloquents :

  • « Plan soins palliatifs 2015-2018 »
  • « Feuille de route 2021-2024 »
  • « Plan pour l’égalité d’accès à la fin de vie digne »

Les slogans sont magnifiques. Les promesses sont vibrantes. Mais sur le terrain, les financements stagnent. Les équipes s’épuisent. Les personnels partent en burn-out.

Ensuite, on réduit l’offre d’accompagnement.

  • Des hôpitaux de province ferment leurs unités palliatives faute d’infirmières spécialisées.
  • Les hôpitaux de grande ville réservent l’accès aux situations extrêmes, faute de place.
  • Les EHPAD publics croulent sous les dettes, incapables de financer des formations spécifiques.

Petit à petit, l’idée même que la fin de vie pourrait être accompagnée dignement disparaît du quotidien de millions de Français.

Puis vient la normalisation du décrochage.

  • On trouve « normal » que seules certaines grandes villes offrent un vrai accompagnement.
  • On trouve « normal » que les ruraux et les banlieusards soient relégués à des services précaires.
  • On trouve « normal » que l’accès à la dignité en fin de vie devienne une sorte de privilège social.

Enfin, on propose la « solution moderne » : l’euthanasie.

Présentée comme un progrès, elle devient surtout un cache-misère pour une république incapable d’assurer l’égalité face à la douleur.

Un exemple :

Dans l’Ouest de la France, une patiente de 82 ans, veuve, sans enfants, vit ses dernières années dans une maison isolée.
Son généraliste a pris sa retraite, son dossier de demande d’hospitalisation à domicile reste bloqué depuis six mois.
Un jour, une assistante sociale lui propose « d’envisager » d’autres options. Parmi celles-ci : la fin de vie assistée.

Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a pas de lits disponibles. Parce qu’il n’y a pas d’équipe mobile. Parce qu’il n’y a plus d’autre choix.

C’est cela, le décrochage silencieux.

Ce n’est pas la brutalité frontale.
C’est l’usure lente.
L’abandon progressif.
La normalisation du tri.

Jusqu’à ce que les plus faibles, les plus pauvres, finissent par croire eux-mêmes qu’ils n’ont plus qu’une solution « digne » : partir.